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DemainS

Dernière mise à jour : 11 janv. 2023



Paul-Albert Rudelle


DemainS


Hors la Loire - 2022-4





DemainS – 88 pages - Prix : 10 €

PAR-FAL-HLL 2022-4

Couverture : Tranche de Tronc 3 © P.-A. Rudelle




DemainS

Le Triptyque du Jockey, Apocalypse Animale et Échappée Rebelle,

trois DemainS énigmatiques et surréalistes. Parler pour les animaux. Accepter la dérive poétique. Ce petit recueil est dédié à mes filles, elles qui tempèrent la mélancolie que ces textes laissent transparaître.


Extraits Premières pages


Le Triptyque du Jockey


Rose

Ma maison, c’est un cheval. Un cheval au galop. Car la terre brûle. Elle brûle depuis longtemps. Le Jockey dit qu’il était jeune quand ils ont brûlé la terre et que nous avons de la chance de ne pas avoir péri dans le feu et le vent et encore plus de les avoir rencontrés lui et son cheval. Il dit aussi qu’il faut faire confiance aux animaux. Les chevaux surtout, et les éléphants. Mais nous n’avons jamais croisé d’éléphant et je ne sais pas à quoi ça ressemble. Le Jockey dit que nous aurions plus de place mais que nous irions beaucoup moins vite et que de toute façon il est Jockey pas cornac. Ça fait beaucoup rire Granpère. Le Jockey raconte les paysages que nous traversons et qu’il voit de là-haut sur le cheval. Il raconte pendant que mon père joue aux dominos avec Granpère et que Maman fait chauffer de l’eau pour sa tisane. Il raconte la disparition des couleurs. Dedans, il fait toujours nuit. Mon père ne veut pas qu’on ouvre et il regarde Maman qui sourit tristement en baissant les yeux. Mon père dit qu’un jour, plus tard, il m’apprendra à jouer aux dominos pour remplacer Granpère qui triche tout le temps. Granpère ricane en les retournant pour une nouvelle partie.

Quand le Jockey repart, il se couvre d’une grande cape, met un grand chapeau, un foulard sur sa bouche et son nez et des lunettes de verre noir. Il m’embrasse sur le front à travers le tissu et remonte sur le dos du cheval par la petite trappe. Quand il l’ouvre, Maman me cache les yeux. Une fois, ses doigts se sont entrouverts légèrement. C’était le jour de mon anniversaire et j’ai aperçu une couleur. D’abord je n’ai pas su que c’était ça une couleur. Quand le Jockey est redescendu, je lui ai tout raconté. Il a tourné la tête pour vérifier que mon père n’écoutait pas et tout bas dans le creux de mon oreille il a dit :

- Rose.

Mais mon père a entendu et, furieux, il a bondi sur le Jockey en renversant les dominos sur la table. Ils se sont battus longtemps avant que Maman ne réussisse à les séparer. Les lunettes du Jockey sont tombées et le verre gauche s’est fêlé. Ce jour-là, il est remonté plus tôt, sans boire sa tisane.

Chaque fois que le Jockey nous rejoint, le rythme du galop se fait plus lent, plus chaotique. Le Jockey dit que le cheval sait qu’il est en bas et qu’il en profite aussi pour se reposer. Personne ne sait où il court, même pas le Jockey. On espère seulement qu’il nous conduira ailleurs, là où il y a de la terre sans feu. Il faut faire confiance aux animaux, plus qu’aux hommes, surtout les chevaux. L’œil gauche du Jockey commence à pleurer. Maman le nettoie quand il descend. Elle lui applique des compresses d’eau bouillante qui le font hurler. Hier il a appuyé sur sa paupière, du pus a giclé. On est restés à regarder la tache sur le sol sans mot dire. Granpère, lui, continuait de ricaner. Mon père l’a traité de vieux gâteux. Maman a frotté pour effacer la tache sans y arriver vraiment.

Maintenant, j’ai le droit de regarder quand le Jockey ouvre la trappe. La première fois, c’est Maman qui avait oublié de me voiler les yeux. Mon père a crié puis il a dit :

- Bah ! De toute façon, il faudra bien qu’un jour il sache, alors.

Alors, je ne sais toujours pas, seulement tous les jours je vois le ciel, blanc, et tous les jours j’ai mal, ma poitrine me fait mal, mon cœur bat si fort.

- Avant, le ciel n’avait jamais la même couleur, il était bleu, gris, rouge,... maintenant, il est blanc, toujours blanc. Remarque, on s’y habitue, ajoute le Jockey, même si c’est triste.

Moi, je ne trouve pas. La nuit dernière, Granpère est tombé de sa chaise, tout le monde dormait. Quand le Jockey est descendu, il l’a trouvé mort. Maman a pleuré un peu. Mon père et le Jockey se sont isolés pour prendre une décision. Ils ont parlé longtemps à voix basse, l’œil du Jockey suintait doucement. Puis il est remonté en emportant le cadavre de Granpère qui semblait encore ricaner.

- Fils ! Le Jockey ne peut continuer dans ces conditions. Dès ce soir, il va t’apprendre à diriger le cheval et tu le remplaceras dès que tu en seras capable.

J’ai hurlé de joie sous leurs regards de peur triste. J’apprends vite, dit le Jockey.

- Quand tu seras seul là-haut, méfie-toi du premier ordre que tu lui donneras, il ne reconnaîtra pas ma voix et risque de se cabrer. Surtout n’hésite pas dans ta réponse, c’est à ça que tu lui prouveras que tu es son nouveau maître. Un quart de seconde d’incertitude et... Mets un bandeau sur ton œil gauche. Habitue-toi dès aujourd’hui à ne conduire que d’un œil sinon...

Il me désigne le sien, blanc comme un œuf mou.

Mon frère est né hier matin. Ma mère lui protège les yeux quand j’ouvre la trappe pour venir boire une tisane. Le Jockey est vieilli par sa maladie, son œil s’est refermé mais il ne suinte plus. Cela ne l’empêche pas de gagner aux dominos.



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