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APNÉES

Dernière mise à jour : 18 janv. 2023


Paul-Albert Rudelle


Apnées


Nouvelles


Rhubarbe - 2020





Apnées- 172 pages - Prix : 14 €

Rhubarbe

Couverture : : Tranche de Tronc 1 © P.-A. Rudelle


AVIS SUR APNÉES


24 mars 2019 - Premier retour de Alain Kewes - Éditions Rhubarbe.

à propos de Demains et Apnées.

Bonjour,

J'ai enfin trouvé le temps de lire Apnées et Demains et je vous remercie de me les avoir adressés car, l'un comme l'autre, sont d'excellente qualité, quoique bien différents sur la forme et le fond. J'ai commencé par les deux nouvelles de DemainS et j'ai été sensible au travail de la langue dont elles témoignent, d'autant que ce travail n'est en rien gratuit, mais sert au contraire le sens. Petite préférence pour "le triptyque du jockey", plus énigmatique, quand l'apocalypse animale ressort plus clairement d'une vision futuriste noire. Mais l'unité de ton est certaine et ces deux textes pourraient parfaitement paraître ensemble.


"Apnées" dites-vous est de genre "plus classique". Il n'empêche. J'ai beaucoup aimé la variété des approches d'une thématique globalement "noire", mi Carver mi Daeninckx sans tomber dans le pastiche, l' "à-la-manière-de". Le retour lancinant de certains thèmes (l'enfance, l'enfance "différente" surtout, mais aussi l'animal, chien, chat, et je compte la DS de "jour et nuit" parmi les animaux, l'amitié improbable, déséquilibrée) donnent une unité forte au recueil, une persistance. Je lis beaucoup de textes, de nouvelles, mais je dois dire que les vôtres sont de celles qui restent en bouche longtemps après les avoir découvertes.

Bravo donc pour ces deux ensembles..." Alain Kewes Éditions Rhubarbe.


Article dans "Brèves"n°118 juin 2021 p.153

Une des deux revues de référence de la nouvelle en France. ..



Deux nouvelles du recueil


Apnée

Tout est rond dans la pièce, le guéridon, la table que vous caressez en passant, les miroirs recouverts de tissus ou les coussins endormis sur le canapé, le rond, le cercle, forme paradigmatique du lieu, courbe fermée qui relie, enferme les différents éléments, jusqu’à la fenêtre, modèle réduit d’une rosace de cathédrale, de cette fenêtre d’où parvient la lumière au travers du vitrail, projetant sur vos visages les mille couleurs d’une fête triste, dissimulant les taches brunes que vous devinez quand elle se lève et vient vers vous pour remplir votre tasse après que vous soyez entré et assis sur son invitation empressée alors que vous ne vouliez que passer, prendre de ses nouvelles et repartir le devoir accompli et que pourtant vous avez accepté, faible devant son insistance, car cela semblait si important pour elle que vous constatiez les dégâts qu’avaient provoqués la maladie et son traitement, que vous en soyez un témoin objectif, qu’elle puisse vous raconter son malheur et son courage, animant ainsi sa bouche, ses lèvres, deux fins traits blêmes, dont le sang s’est retiré pour irriguer d’autres régions plus essentielles à la survie de ce corps autrefois pulpeux jusqu’à l’opulence, aujourd’hui cagneux, oui c’est le mot qui vous est venu, cagneux, ce mot que l’on réserve aux genoux et que tout son corps illustre dans la rondeur ambiante, cagneux, osseux, absence de la chair sous la peau, une chair qui ne serait que le souvenir de la chair sous une peau aride d’avoir à retenir la vie sans plus en prendre, alors vous avez accepté cette tasse de café brûlant qu’elle a ingurgité d’un coup parce que « la langue me brûle, et que je n’ai plus de plaisir ici », en désignant cette cavité où les dents ne sont que des rochers jaunes, érodés et friables, la langue une larve blanchâtre et apathique, cette béance qu’elle referme en un sourire terrible, vous avez, vous, soufflé sur la surface noire en y jetant vos yeux, pour ne pas voir le geste autrefois si charmant de cette main d’os aux ongles ras, repoussé une mèche des cheveux artifices, colorés par les éclats du vitrail impassible, cette main qui quand elle se posait hier sur une joue y donnait la chaleur, l’apaisement et le plaisir, cette main dont un frémissement de tout votre corps à son approche vous prévient qu’elle est la main de la mort et pourtant vous ne bougez pas, vous n’esquivez pas, vous tremblez à peine sous la caresse de glace furtive, espérant que vos pudeurs interrompent le supplice, vous prenez alors la parole, vous vous accrochez aux mots qui vous échappent pour éviter la chute, la noyade dans la pitié, “ vous semblez bien résister ” et vous continuez sur ce registre du mensonge, comédie que vous vous jouez mutuellement, elle ira jusqu’à relever sa jupe pour prouver qu’elle a repris du poids et que même si la balance ne le lui concède pas, elle le sait à son tour de cuisse, vous approuverez en hochant la tête, tentant de juguler l’émotion qui vous étreint au spectacle de ces deux piquets fragiles, hier encore chemins du plaisir, vous les regarderez comme on regarde les ruines des piles d’un pont détruit, cherchant à y deviner les causes de la défaite, cette image s’effacera lentement quand pour fuir encore l’épaisseur de la rencontre, vous parlerez de vous, de cette passion que vous savez partagée et cela permettra à ses yeux s’arrachant à leur socle de larmes, de venir à la frontière d’elle-même, guetteurs anxieux, à l’affût du plaisir, félins vifs à saisir la joie, des yeux affamés de bonheur, toute la rondeur ancienne s’étant réfugiée là, là et dans les narines qui sous l’effet du plaisir absorbent l’air par grandes bouffées, pour en garder pour après, après que vous soyez parti, plongée en apnée dans la solitude et la douleur, quand ayant fini votre tasse et lâchement regardé votre montre, vous vous êtes levé, mimant la surprise du temps trop vite passé, un rendez-vous important, pris de longue date, impossible à différer, vous étiez déjà en retard mais que vous repasseriez et qu’elle, pas dupe mais généreuse vous a laissé mentir, vous a serré un moment dans ses bras chétifs, contre sa poitrine vide, dans son odeur âcre, que la force de son parfum n’emportait pas, vous a enfin laissé partir, en retenant les larmes, que vous avez tous deux versées une fois la porte refermée entre vous.


Derby


Tout de suite je lui demande « T’as pas vu Derby sur le chemin ? » Il me regarde froid « Tu peux quand même dire bonjour. » Je me fous de sa politesse. « Tu l’as pas vu ? » Derby a couru derrière la voiture quand Nat est partie faire les courses ou chez le coiffeur, je sais plus bien. C’est pas la première fois, mais d’habitude une fois arrivé au bout du chemin, il revient ; il renifle le bitume, lâche quelques giclées et il revient. Nat l’a peut-être emmené mais ça m’étonnerait. Elle aime pas les poils et l’odeur qu’il laisse dans la voiture. Surtout l’odeur. Faut dire que même propre, il pue, il parait que c’est normal, que tous les chiens de cette race ont le poil qui pue. Ça m’étonnerait que Nat ait pris le risque de contaminer la bouffe ou sa coiffure toute neuve. Non ! Pour une fois il a dû s’aventurer plus loin, sur le bitume. Ça fait bien une demi-heure que Nat est partie. « Et sur la route tu l’as pas vu ? » Il me regarde noir. « Écoute Tom ! Je suis pas venu pour parler de ton clebs. » Pas la peine de demander pourquoi il est venu, c’est chaque fois la même chose. « Je suis sur un gros coup. Une affaire en or. » C’est bien ce que je pensais, il est venu me taper. J’ai pas le temps de gagner trois francs six sous que Franck rapplique et me parle business. Tu parles ouais ! J’ai encore pas vu la couleur des billets qu’il promet de me faire gagner. Franck, pour la flambe il se pose là, mais c’est que de l’esbroufe, c’est qu’une façade, je sais pas pourquoi mais aujourd’hui ça me crève les yeux. J’écoute même pas son baratin. Il parle, il rigole, il agite les mains mais je l’écoute pas. Je pense à Derby, mon vieux gros Derby en cavale. Je me dis que je bosse comme un damné pour mettre trois sous de côté et payer le coiffeur pour Nat, je m’esquinte mais je me sens propre. Est-ce que Franck sait seulement ce que c’est de se sentir propre ? Non. Franck se pose pas ce genre de questions. Franck va chez la manucure. Vrai. Il se fait faire les ongles, c’est Irina qui me l’a dit du temps où elle sortait avec lui. « Même ceux des pieds !» qu’elle m’a dit. Je croyais qu’elle se foutait de sa gueule. Mais non. J’ai bien regardé ses mains la fois d’après, elles étaient toutes lisses toutes roses, des mains potelées d’enfant. Des mains de tricheur, voilà ce que je me suis dit. Peut-être bien qu’elles ont honte de lui et que c’est pour ça qu’elles bougent tout le temps. « Tu m’écoutes ? Tom c’est sérieux. » Oui et alors ? J’ai pas que ça à faire mais je me la boucle. Et Derby qu’est toujours pas revenu. Il se relance, il me prend par l’épaule, il me pousse vers la maison. Je me laisse faire au début, je me laisse entraîner. Il parle, il parle, j’écoute pas, je traîne un peu des pieds, je jette des regards vers le portail pour voir si Derby rapplique. Quand on arrive devant la porte je me dégage. « Écoute Franck ! Tu m’emmerdes. Ça m’intéresse pas tes affaires, tu comprends, ça m’intéresse pas. » Il me regarde avec des yeux de merlan frit. « Tu peux pas me faire ça Bob. T’as pas le droit de me laisser tomber dans un moment pareil. » Je retourne vers le portail surveiller le chemin. Toujours pas de Derby. Nat rentrera dans une heure ou deux, est-ce que je l’attends ? Franck est resté sur le pas de la porte, il se ronge les ongles les yeux dans le vague. Quand il relève la tête, ma parole il va pas se mettre à chialer ? C’est pas vrai, il va me refaire le coup du… Si ! Il me le refait. « Je suis foutu Tom ! Tu vois pas que je suis au bout du rouleau ? Je sais tu dois te dire que je te fais le coup trop souvent, mais là je te jure que c’est pas du pipeau. Si je me refais pas sur ce coup… Ils me rateront pas ce coup-ci, ils me laisseront pas d’autre chance. » Il attend que je lui demande qui sont les « ils ». Je m’en fous et je jette un œil sur le bout du chemin. Il passe à l’autre main, il taille à ras et crache à ses pieds les rognures. Vingt ans de manucure foutu en l’air en moins de cinq minutes. C’est vrai qu’il a pas l’air en forme. Son costume est froissé, il y a même une tâche de gras sur sa cravate. « Écoute, emmène-moi jusqu’à la route et on en reparle après. » L’impression de jeter une bouée à un mec qui se noie. « Monte ! On y fonce. » J’ai beau boucher les nids de poule avec du gravier avant chaque été, ils se reforment pendant l’hiver. Franck s’en fout, il fonce tout droit, ça secoue sec mais c’est pas ma caisse et moi aussi je suis pressé. Il reste sur le chemin sans couper le moteur. Je descends pour regarder la route. Pas de trace de chien écrasé. Je respire. Il y a pas grand monde qui passe. Je marche en direction du village en regardant dans les fossés. Quand j’arrive au premier virage je retourne au croisement. Franck est resté dans la voiture à m’attendre en fumant clop sur clop, il a plus d’ongle aux mains et il est pas assez souple pour se manger ceux des pieds. Je lui fais comprendre que je vais aller voir dans l’autre sens. Il me fait signe qu’il a compris. J’ai pas à aller bien loin, Derby est étendu au fond du fossé, l’herbe est toute foncée rouge brun autour. Mon cœur s’emballe et les genoux me lâchent. Je valdingue la tête la première. Je me retrouve couché, le front au niveau de son museau, mes cheveux lui chatouillent les narines, il gémit doucement. Le temps que Franck rapplique, je m’assois et je pose sa tête sur ma cuisse. Je le caresse pour le réveiller en douceur « Derby. Mon vieux Derby. Ouvre les yeux mon brave chien, ma brave bête. » Il les ouvre et gémit un poil plus fort. « Ça va ? » Franck est sur la route, une cigarette au bec. « Aide-moi à le porter. » Il prend un air dégoûté. « Ah non ! Je peux pas toucher les cadavres. » Je le fixe blême. « Il n’est pas mort, seulement blessé. Aide-moi sinon…» Au ton que j’ai, il comprend qu’il peut pas se défiler. On le soulève délicatement, moi par la tête et les pattes avant, lui par l’arrière train. Il est lourd l’animal. On marche en crabe jusqu’à la voiture. C’est toute une gymnastique pour ouvrir le coffre et le poser sans trop le secouer. « On va s’occuper de toi mon chien. Tiens le coup. » Il ferme les yeux et halète doucement. Il a dû être cogné sur le côté par une voiture ou un camion qui l’a envoyé valsé dans le fossé. Il a la gueule en sang mais les yeux sont pas touchés. La chair est à vif sur une surface de la taille d’une main, la fourrure est arrachée comme un bout de moquette. C’est peut-être pas trop grave. « On file chez le véto ! » Je sens bien que ça l’emmerde mais il moufte pas. Je m’installe sur la banquette arrière pour être plus près de Derby. Je lui parle pendant tout le trajet. Quand on arrive chez le véto il ne respire plus. « Sans doute une hémorragie interne. Les plaies extérieures ne suffisent pas à expliquer sa mort. Et puis il était pas tout jeune. » qu’il dit le véto. Douze ans. Douze ans vous trouvez ça vieux. J’ai envie de les cogner tous les deux avec leur compassion de merde. J’ai envie de chialer aussi. Ils sortent, ils me laissent avec lui dans le cabinet. Je les rejoins en reniflant. J’ai plein de sang sur les mains. « Les toilettes sont au bout du couloir. Pour votre chien, si vous voulez on s’en charge ? » Je m’essuie le nez avec ma manche. « Non je vais le prendre. » C’est le véto qui m’aide à le remettre dans le coffre, Franck ose pas y toucher. Pourtant une fois à la baraque, il peut pas y couper. Je lui prête des gants et on le transporte jusqu’au fond du jardin près de la mare. Il commence à pleuvoir au moment où je mets des pierres sur la terre remuée. Je reste quand même cinq minutes à l’imaginer sous la terre. Quand je le rejoins, Franck finit une bière, affalé sur le canapé. J’ai de la sueur ou de la pluie qui me coule du front dans les yeux. Je vais à la salle de bains pour m’essuyer. Je préfère pas me regarder dans le miroir. J’ai du sang et de la terre plein le pantalon. Je me changerai plus tard, quand Franck sera parti. « Je sais bien que c’est pas le moment, mais pour ce dont je t’ai parlé, ça urge. Il me faudrait l’argent avant demain. » Il me regarde pas dans les yeux, il fixe son verre, il fait tourner la mousse qui reste au fond. Je prends mon carnet de chèque et je lui en signe un en blanc. Quand je lui tends il y croit pas. Qu’est-ce que j’en ai à foutre du fric. Ça me rendra pas Derby. J’en gagnerai toujours assez pour vivre et pour Nat. Je regarde l’horloge au mur, elle devrait pas tarder à rentrer. Franck prend le chèque et peut pas s’empêcher de sourire. Il le plie soigneusement et le range dans son portefeuille. « Va falloir que j’y aille. Merci Bob. Je te promets que tu ne le regretteras pas. Et avec le bénef, tu pourras t’acheter tous les chiens que tu veux. » Il se rend même pas compte de sa connerie. Je relève pas, je suis vidé, j’ai qu’une envie c’est qu’il se tire. Qu’il se tire et que Nat arrive. La sueur qui sèche sur mon tee-shirt me donne froid. Quand je le raccompagne à sa voiture, Nat entre dans la cour. Pour la laisser passer Franck recule, le côté droit de son parechoc avant est enfoncé et y’a une touffe de poils collée par le sang séché.



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