Paul-Albert Rudelle
VISITES
Miscellanées de textes brefs entre nouvelles et poésies
Hors la Loire – 2022-2
ViISITES - 154 pages - Prix : 12 €
PAR-FAL-HLL 2022-3
Couverture : : Tranche de Tronc 2 © P.-A. Rudelle
VISITES
« Dans cet espace privilégié qui précède le moment du sommeil et qui est pour moi l’espace le plus adéquat pour recevoir la visite de mes personnages, je lui dis de revenir d’autres fois encore, de se confier à moi, de me raconter son histoire. »
Antonio Tabucchi
Note pour la dixième édition italienne de "Pereira prétend"
Visites
Les "Visites" alternent les micro-nouvelles avec une narration, souvent une chute, et des textes plus introspectifs (les plus courts, souvent) ou plus spéculatifs, plus énigmatiques aussi. Leur association fait sens. Ce sont des graines jetées qu’il est loisible de picorer dans l’ordre ou le désordre. Plusieurs de ces textes ont été mis en lecture publique par Guylaine Agnez et Hervé Brizé.
De la picore en guise d’avant-propos
Pour la lecture de « Visites », il faut développer un « art de la picore », art emprunté aux volées de pinsons jetées sur les cours et jardins. Aucun ordre apparent dans leurs avancées sautillantes, dans les coups de bec rapides donnés à droite à gauche, avalant petits cailloux au même titre que graines et insectes, on se laisse persuader d’une succession de décisions arbitraires, irréfléchies, conformes à la taille de leur cervelle. Pourtant si l’oiseau avale des grains de sable ce n’est pas par étourderie, dans le profond de son gésier, ces meules minuscules broieront en une farine digestible les aliments ingérés.
Les textes recueillis dans « Visites » sont des graines semées sur les pages de mes cahiers qu’il est loisible de picorer dans l’ordre ou le désordre du pinson. Parmi elles se sont sans doute glissés des petits cailloux, des grains de sable, ils crissent sous la dent avant d’être emportés par le flux de la lecture. Pas de crainte, ils aideront à mieux digérer les graines de visite mêlées à des spores de mémoire, au fond du gésier des rêves.
Tous ces textes sont posés sur des lignes de fuite ponctuées de suspension. Nulle injonction pourtant, seulement une invitation à la scansion, point d’orgue sur une note sensible. Libre à chacun de marquer une pause dans « le sillon de silence mélodieux qui le suit » - selon la belle expression de Jean Wahl [1] - ou de sautiller, pinson encore, vers la page suivante ou, repu, de poser le livre et de rejoindre d’un vol son nid. Certaines de ces graines germeront, pousseront et se déploieront peut-être dans d’autres recueils.
[1]« Entre les vers du poète s’étend le silence ; souvent, c’est moins encore le vers lui-même qui est beau que le sillon de silence mélodieux qui le suit. » Jean Wahl « Poésie, Pensée, Perception »
Premières pages
Le jour passé, qu’as-tu vécu ?
Ce jour passe. Ce jour est passé. Qu’as-tu vécu ? De quelles rencontres t’es-tu nourri ? Quels sont les faits ? Qui sont ces autres ? Et ceux en toi, les as-tu accueillis ? Les as-tu entendus ? Sont-ils sortis des replis de ton sommeil ? Ont-ils ouvert yeux et bouche ? Non, ne réponds pas. Ne parle pas pour eux. Pas encore. Tais-toi, écoute. Tends-toi comme une corde. Sois sensible à leur souffle. Le jour viendra de les traduire. D’interpréter leurs musiques. Elles sont faites de soupirs et de silences. De coups d’archets donnés sur des cordes grossières tendues entre deux temps, entre deux rives. De staccatos essoufflés dans des becs aux anches douloureuses. De points d’orgue interminables sur des accords dissonants. Tu seras leur fidèle interprète. Tu les trahiras pourtant. Les mots ne sont pas à la hauteur. Malgré eux, malgré toi, ils transposeront en mélodie harmonieuse la cacophonie humaine. Paradoxe de l’interprète. Illusion de l’accueil. Ne te décourage pas pourtant. Reste ouvert. Vigilant. Ta tâche est vaine mais essentielle.
Visites
Il n’y a pas de héros, seulement des circonstances, la plupart de nos vies sont des petites vies, « des vies minuscules » entre ombres et lumières, près de l’ombre surtout ou sous une lumière pâle et commune. Il y a bien des histoires qui viennent jusqu’à nous, de ces moments coupés, instants de vie saisis, des surprises isolées que nos songes déploient en sagas bariolées où des dieux pacotilles, des egos trop humains deviennent sans sourire, des héros admirés. A ceux-là je préfère ceux aux mains tendues vers d’autres plus meurtris, baignés de quotidien. Pour eux le temps s’écoule, ils posent des sourires, ils soulèvent des montagnes, ils résistent sans fureur, ils désertent les écrans, ils ne sont pas héros. Des petits, des modestes, mais de leurs saines colères, ils font des grains de sable qu’ils glissent dans les rouages de la chute du monde.
Là d’où vient la mémoire, ils viendront me chercher. Ils me trouveront, tout entier replié dans un coin de mon éveil. Ils sont de ceux que la suspension des vigilances attire, papillons sur les lampes de chevet l’été. Ils ne frappent pas, entrent. Je ne leur demande rien, alors ils restent un instant. Certains se promènent dans ma mémoire, sans rien dire, ils regardent autour d’eux s’arrêtent, curieux, examinent un souvenir ou deux et repartent en souriant ou choqués. D’autres profitent de ma disponibilité, mon indolence pour s’installer, indifférents à ce qui les entoure. Ceux-là prennent très vite la parole, ils espèrent mon écoute. Parfois, seulement quelques mots, quelques phrases pour donner sens à leur apparition et au sentiment trouble qu’elle provoque. Ou de longs récits balbutiés, chaotiques, que la honte emmêle, que la peur déchire, que la fatigue interrompt quand le souffle est trop court et la douleur trop aigüe. Ensuite, la lumière reviendra et partagera les verts qui composent la pudeur. L’herbe commune s’attendrira suivant les saisons quand les épicéas couvriront d’une ombre frémissante et fraiche le monde autour. La brume dans le sous-bois sera balayée par les vents contraires de leurs hésitations. Nous nous lèverons enfin pour accueillir l’aurore aux doigts de rose, cœurs ouverts sur le ciel. Entourés des forêts survivantes, nous tisserons nos nids, les refuges du futur.
Seconde personne
Je ne peux écrire qu’à la seconde personne, celle qui habite chez moi, dans mon intérieur foutoir, celle à qui je peux tout raconter de mes sombres rencontres, tout dire des visiteurs que j’écoute jusqu’à en perdre le souffle, jusqu’à la tombée lourde des paupières et des nuits de fumée, je ne peux écrire qu’à cet alter sans ego, sans tronche de morale, sans souci esthète et carnassier, l’alter greffé sur mes sinus, dans la cave de mes sourcils froncés, juste sous la barre de la conscience, celui sensible à l’infime tremblement de mes peurs, celui curieux de mes curiosités, mon alter au carré, je ne peux écrire qu’à ma deuxième personne, celle qui hante ma mémoire, recompose mes souvenirs, dérange ma chambre d’enfant, en déchire le papier peint pour mettre à jour des graffitis oubliés, casse mes jouets et mon insouciance de parade, elle seule, elle seule sait la tristesse de mes abandons, de la fin de l’amour, je ne peux écrire qu’à cette autre personne qui se prête à mes jeux les plus cruels, celle qui suit mes dérives de colère, escalade mes sommets de violence, plonge dans des abîmes d’horreur nauséeuse, flotte en brume de sang sur les charniers, et revient lécher les pieds de mes rêves à la moindre hésitation, je ne peux écrire qu’à la seconde, quand les minutes sont trop longues et m’égarent, chaque pied à la poursuite de celui qui le précède, où que je sois mon regard part toujours de ses yeux, mer intérieure où je baigne quand les mots se perdent et se confondent dans la boue balbutiée, je ne peux m’adresser qu’à cette deuxième mère, orang outan qui me cherche les poux, me rassure de fourrure chaude et de fruits cueillis sur des arbres généreux, elle annule le futur, elle délave les passés et laisse les cieux fermés, il n’y aura pas d’autre, seulement un repos bleu nuit, un monde clos, sans rêve, sans projet.
L’âge d’Or
Le chien m’avait mis hors de moi ce jour-là, il traînait dans mes pattes et avait manqué de me faire tomber plusieurs fois. A la dernière j’avais gueulé si fort que le voisin est venu voir ce qui se passait. Ce qui se passait, c’est que j’avais envie de l’abattre. Le chien, pas le voisin. Le voisin quand on lui gueule dessus, il comprend, il répond mais il comprend et au bout d’un moment il se tire. D’ailleurs ce jour-là, quand il a compris qu’il n’y aurait pas moyen de me calmer, il s’est tiré en me traitant de fou-dingue, mais il s’est tiré. Et finalement le chien aussi, il s’était planqué je sais pas où et c’était tant mieux. J’avais peur de ne pas avoir beaucoup avancé avant la nuit ou l’orage, suivant celui qui tomberait le premier. A l’Ouest les nuages cachaient déjà le soleil. Un vieux hêtre qui avait poussé en bordure de la clôture avait été déraciné par la tempête dans la nuit, j’avais commencé à le débiter mais ça prenait plus de temps que prévu. Debout, je ne l’imaginais pas si long, si gros, si épais. Abattu, il couvrait un bon quart du jardin, de la platebande de poireaux jusqu’au mur de la maison. Des branches avaient gratté le vieux crépi de chaux, elles avaient aussi défoncé la marquise au-dessus de la porte d’entrée et une partie du toit de la remise. Chez le voisin, ça avait été moins terrible, il y avait bien un pin ou deux cassés net à deux mètres au-dessus du sol qui trempaient leurs cimes dans son potager mais sa baraque n’était pas touchée. Tu crois qu’il m’aurait proposé de m’aider à le débiter. Tu parles ! Même si je lui avais promis la moitié du bois, il m’aurait trouvé un prétexte pour ne pas s’abîmer les mains. Venir me faire suer quand j’engueule mon chien, ça il sait faire mais me donner la main quand je suis dans la mouise, là y’a plus personne. Je ne savais pas si c’était la colère, l’orage ou autre chose, mais je ne me sentais plus la force de m’attaquer seul à ce boulot. Une grosse fatigue m’était tombée sur les muscles et dans la tête, avec une drôle d’envie de pleurer et d’appeler à l’aide. J’avais voulu cette vie de reclus, j’en payais le tribut. Le plus dur, c’est que je ne me reconnaissais pas. Jusque-là je m’étais débrouillé seul sans problème, que ça soit pour le boulot, pour la baraque, la bricole, la vie de tous les jours, ne jamais rien demander à personne. J’y passais beaucoup de temps, mais je croyais y préserver mon indépendance. « Ne rien devoir à personne ! Tu parles ! Mentalité de radin, oui !» plaisantait Selma ma première femme, avant d’ajouter « Tu étoufferas sous ton orgueil ! » Au milieu des branches qui m’écorchaient les bras, me fouettaient le visage, je comprenais ce qu’elle m’avait prédit. J’étouffais, oui, une ceinture de douleur me passait sous les côtes et m’enserrait le ventre. Je me suis arraché à cette petite jungle pour aller m’asseoir sur le banc dans la cour. Là, la nuque offerte, le menton résigné, les coudes posés sur les cuisses, j’ai attendu que la douleur reflue. D’un coup l’air, les arbres, les oiseaux se sont tus. Tout s’est suspendu jusqu’à ma respiration. J’ai pensé, ça pourrait être ça mourir, tout s’arrête, seule la conscience continue quelques mètres, emportée par son élan, pour finir coincée dans un nid de poule un peu plus profond. Instinctivement, j’ai levé une fesse pour libérer un vent, l’orage attendait le signal pour sortir de sa stupeur et éclater le jour. Les premières rafales étaient chargées d’une pluie encore fine mais dense, presque tiède, elles secouaient violemment les bambous, soulevaient les feuilles mortes. Elles barbouillaient le ciel avec le noir des nuages pour précipiter la nuit. Très vite, les gouttes se sont faites plus lourdes, creusant des petits cratères dans la terre des platebandes, martelant les surfaces, les toits de taule, le plastique tendu sur la serre comme une peau de tambour, improvisant « un concert sans monotonie, non sans délicatesse. » J’ai relevé la tête et fermé les yeux espérant que la pluie efface de mon visage la fatigue qui l’avait assailli. J’ai senti sur mes mains qui pendaient la langue du chien lécher le sel de la sueur. Machinalement je l’ai caressé, il est sorti d’un bond joyeux de sous le banc pour fêter notre réconciliation. « Allez viens ! On rentre avant le gros de la saucée.» J’ai préparé une soupe chaude et on l’a partagée avec la chatte en regardant par la fenêtre le ciel se vider.
Un autre soleil
J’ai ouvert les yeux et tous mes sens sous un autre soleil. J’ai grandi bercé par les parfums chauds d’autres fleurs aux noms écarlates. Des bouches aux lèvres pleines ouvraient des sources au cœur du miel d’où jaillissaient des cascades de rires et d’appels. Ceux qui m’aimaient alors aujourd’hui je les dis miens par ce seul lien de la mémoire. J’ai refusé longtemps le premier exil, tout entier d’insouciance sensuelle. Les voix que je transporte glissaient sur moi au début du sommeil quand les rêves balbutient. Plus tard, pour elle, mon ainée adorée et meurtrie, je me suis soumis tristement à l’ordre des mots. Je n’ai compris ma défiance originelle qu’après l’exil, loin des miens. Je les ai domptés pour les mettre en musique. De mes bavardages insipides sont nés des chants d’une autre langue.
Pas de votre langue
Je ne suis pas née dans votre langue. La langue des occidents n’est pas première pour ma parole. De celle d’où je viens, j’ai gardé les accents, les larmes, la guerre. Les mots de ma langue sont restés sous la terre de mon pays, dans la tombe de ma mère. J’ai emporté une mèche de ses cheveux, blanche. Malade sur un lit, elle prie les yeux dans les yeux du ciel. Elle supplie de sauver les enfants, nous. Je tiens les mains en prière de ma mère. Ma sœur pleure, petite, elle tape le front sur le bois du lit. Toujours collé à ma langue, j’ai le sel de ses larmes. Ma mère se tait, les yeux vers le ciel vide. Plus de lumière. Les yeux des morts sont des billes arrêtées au bord de l’ombre. Ma sœur trop petite, elle regarde en dessous la peau du cou, drapeau tombé par l’absence du vent. Les pieds dépassent des draps, des pieds comme ceux des chèvres. Je pose sur eux la chaleur de mes mains. Il faut partir maintenant. Vive, je coupe une mèche avec le couteau, les hommes en noir autour grondent. Je pousse dehors ma sœur. Nous courrons. Seuls les cris nous rattrapent. Bientôt nous sommes loin de leurs coups.
Il a fallu partir encore
Il a fallu partir encore. Sur un bateau énorme. Il n’y aura pas d’escale. Chacun s’installe. Le voyage sera long. Les enfants s’excitent. Il faudrait un peu de vent. Un parfum d’orange se répand. Les sacs sont ouverts sans prudence. Ouvrir la bouche, avaler l’air, repousser la nausée. Jusqu’au matin le ciel restera couvert. L’horizon engloutit les dernières lumières. Dans le sillage blanc tombent les premières larmes. Les enfants courent sur les ponts. Quelques marins accoudés au bastingage fument en silence. Les pères les abordent et posent des questions attendues et naïves. Les mères sont assises dans les immenses cabines collectives. Elles échangent leurs secrets. La fatigue et la mer décolorent leurs peaux mates, soulignent les lignes de tristesse. Les enfants dorment à même le sol sous des couvertures trop courtes. Au premier rayon, sur le pont avant. « Le soleil se lève à tribord ! » diront les pères, fiers d’utiliser pour nous ce beau mot tout neuf dans leur bouche. A la vue de la côte une foule bruyante envahira les ponts. L’accostage fera taire les rires, les cris, jusqu’aux pleurs des enfants. D’autres matins gris de terre pleuvront sur nos yeux clos de nostalgie.
Plus un pays
Là où je suis né n’est plus un pays, un point au croisement de deux lignes qui s’éloignent dans une course indifférente. Peut-être au-delà de l’horizon, d’autres carrefours. Là d’où je viens n’est pas un pays, les chemins sont bordés d’une terre bleue dans laquelle les visages se figent et s’impriment. Les traces perdues sont la matière des nuages. Là où je me tiens n’est pas un pays, on donne à celui qui passe ou demeure, le pain et l’abri. Les mains se tendent sans demande et sans frontière. Là où je marche n’est pas un pays, une ligne de fuite, une route mineure à l’ombre verte d’une montagne. Là où je vais n’est pas un pays, ni carte, ni boussole. Je m’y rends en cherchant sur les souches le Nord de la mousse. Il n’y aura plus de pays bientôt. Et plus d’hommes, peut-être, pour s’en réjouir.
Il est trop tôt
Ici, goutte à goutte, on pourrait presque les compter, une pluie timide née d’un ciel encore retenu. Je ne veux ni tes bras ni tes mains, je marcherai seule sous votre ciel. J’ai gardé sur ma peau l’odeur de viande brûlée. Sur le chemin vers la frontière, le vent jouait de la flute sur les épaves de voitures échouées avant que le sable ne les recouvre. La nuit exhalait un parfum de pelure de pomme mêlé de caramel. Ici les orages tiennent les promesses des nuages. Ils lavent les plaies de terre, ouvertes par la sècheresse. Le martellement des gouttes sur les toits en contrepoint des souvenirs. Tout est rappel. Il est trop tôt pour le pardon. Le corps n’oublie rien, la peur s’y cache, muette. Il est trop tôt je ne supporterai pas tes caresses. Ni même la bonté de tes mots. Il est trop tôt, laisse-moi fermer les yeux à la recherche d’un sommeil blanc.
L’odeur de chien
Je suis venu à vous avec mon odeur de chien, sans qu’on m’appelle, parce que je n’ai plus de nom, seulement une histoire, une histoire longue, comme celle des forêts et des plages. Je ne peux la raconter, j’ai perdu ma langue et de si beaux moments. Je suis là maintenant parmi vous, avec mon odeur de gosse mal élevé, resté à portée des chiens qui me lèchent, à portée de vos pieds taillés pour les coups. Je n’ai pas vraiment vécu tout cela, d’autres en moi s’en souviennent, j’étais parti voir derrière les choses, en arrière des vivants, dire bonjour aux ancêtres qui peuplent les forêts et dorment sous le sable. Je suis venu à vous sans voix, pâle de désir, j’aurais voulu caresser vos chiens, découvrir vos plages oubliées et les forêts de vos enfances, j’aurais aimé partager cela avec vous. Aucun ne m’y a invité, juste du dédain jaune et chaud, de l’urine de chien et des mots qu’aucune langue n’ignore, des mots de bois et de silex. Alors j’emprunte la langue des chiens, je pisse sur vos plages et cours hors les pistes de vos forêts.
Maïakovski
J’ai commencé à mettre fin à mes jours au départ d’Olga. Alors qu’elle passait la porte de l’immeuble je me suis jeté sur elle mais je l’ai ratée. Le temps que je franchisse les sept étages qui nous séparaient, elle était plus loin de quelques mètres. Je me suis éclaté sur l’asphalte non sans une certaine jubilation car j’avais décelé dans son regard, alors qu’elle se retournait se demandant qui criait ainsi, une nuance de pitié horrifiée. Depuis cette date, pour un oui, pour un non, je me tranche la gorge ou me jette sous un train. Je ne compte plus mais en presque trente ans j’ai bien dû me tuer cent fois. Eh bien ! Je l’avoue sans honte, la balle dans la tempe garde ma préférence. Il y a dans ce geste un je-ne-sais-quoi d’aristocratique qui n’est pas pour me déplaire, une sorte de romantisme que le poison ou le tranché des veines annule. Aujourd’hui, c’était la première fois que je me suicidais dans un ascenseur ; le confiné de la situation m’a donné un petit plus de jouissance, une érection proche de celle obtenue par pendaison. Et puis l’aspect cocasse, ce mélange de tragique et de futile - j’ai taché à mort le costard à dix mille balles de mon compagnon d’ascension - la tronche qu’il tirait quand il a constaté les dégâts. Je baignais dans mon sang et avant que les secours n’arrivent il m’a refilé un coup de latte dans les parties en me traitant de salaud. Si j’avais eu encore un peu d’air dans les poumons j’aurais pouffé, mais là comme toujours en pareille occasion, j’ai fait le mort.
Je suis une main
Je suis une main glissée dans ta culotte, je suis une main et je caresse du bout des doigts des surfaces douces, des plis tendres, le poil soyeux de ton pubis. Je suis une main, tout entier dans cette main, tous les sens rassemblés, concentrés dans cette main et sa caresse, captif de l’ombre qui règne dans ta culotte, enivré des parfums que libère ton sexe qui réagit à ma caresse. Je sens à tes mouvements que cela t’agace, que tu cherches à m’éloigner. Alors je me déplace vers tes fesses rondes et fermes comme des grosses pommes, je les pelote doucement prêt à les saisir de la pince de mes doigts comme pour mordre dedans. Tu ne me repousses plus. Tu parles ? Tu chantes ? Je t’entends de très bas, le son de ta voix me parvient difficilement au travers du tissu. J’interromps mon pelotage pour me concentrer sur ta voix. Peu à peu je saisis, tu ne chantes pas, tu dis ou lis un poème, un poème de moi. Une voix d’homme te répond et te prolonge. C’est toujours mon poème et il a ma voix. Cela me rassure. Je ne comprends pas pourquoi je suis devenu une main et pourquoi je suis glissé dans ta culotte mais que vous disiez des poèmes de moi me rassure. Je ne me pose plus de questions et profite du moment, ne me soucie plus de ceux qui l’ont précédé et de ceux qui lui succèderont.
Tout simplement
Ils ne me voient pas. Ils passent et rien dans leur regard ne s’alerte de ma présence. Ils ne font aucun effort pour m’ignorer, ils ne me voient pas tout simplement. Je suis au point aveugle de leur conscience, dans une zone blanche. Parfois l’un d’eux s’arrête à un souffle de mon corps ; il se plie, rattache son lacet et repart sans l’esquisse d’un regard. Je ne leur inspire même pas dégoût ou pitié, ils ne sont pas choqués de ma présence. Non, je n’existe pas, tout simplement pas. Je n’ai pas place dans leur monde. Ou seulement comme une chose inerte, pas plus signifiante qu’un caillou, un obstacle minéral contourné ou enjambé sans y penser, instinctivement. Peut-être, si je criais y-en-aurait-il un pour me crier dessus en retour, mais l’échange ne se prolongerait pas au-delà. Et je n’en ai pas la force, tout simplement plus la force. Tout au plus quand j’ai trop froid ou trop faim, je gémis doucement, pour moi-même, pour me convaincre que je vis encore et que je peux briser le silence qui m’accable.
Comments